Camille Alfada (1936 – 2023)

Camille Alfada est née en Espagne le 3 février 1936. De mère anarchiste aragonaise et d’un père missionnaire picard, Camille est née sous le signe du grand écart. Ses parents voyagèrent énormément. Tantôt contraints de fuir des régimes politiques qui n’appréciaient guère l’impertinence de madame, tantôt envoyés dans le ghetto d’une grande métropole pour les missions d’éducation christo-marxiste de monsieur. A leurs cotés, Camille prit très jeune le goût de la curiosité et des formules, entendant son père prêcher dans les quartiers pauvres : la vie éternelle, c’est ici et maintenant, camarade.

Camille Alfada est particulièrement reconnue pour n’avoir jamais rien inventé. Trop sérieuse pour croire à l’effet politique de quelconque littérature, elle a vécu une vie joyeuse, engagée et peinarde à la fois. Elle disait ne pas juger les œuvres sur la base de leur ancrage dans une tradition (trop pratique) ni sur leur prétendu caractère innovant (trop putassier). Quand on lui demandait comment rendre la société plus juste, elle répondait : commençons par supprimer l’orthographe. Elle est célèbre pour avoir animé, à Roubaix dans les années quatre-vingt, des « dictées créatives », où la palme revenait à l’écriture la plus « poilante ». Quand on lui demandait « d’évaluer ses projets » elle répondait d’abord qu’elle n’avait pas de projet, seulement des actions, du papotage et de multiples bricolages. Ensuite, disait-elle, il suffit de se demander, sincèrement : s’est-on bien entendu ?

Elle croyait que la meilleure des morales est celle où chacun et chacune, honnêtement, s’efforce à faire de son mieux, sans trop garder la tête dans le guidon, sans trop oublier de pédaler, sans trop oublier le vélo et le paysage qui défile.

Paraphrasant le sermon sur la montagne, elle résumait sa pensée approximative par cette formule qu’on lui doit et qui est marqué du sceau de son incompétence orthographique volontaire : « toit maime tu çé » dont on retient souvent la forme abrégée « TMTC ».

Elle gardait une bonne distance avec toutes les idéologies et ne s’enfermait pas. Elle avait des goûts et des intérêts très bigarrés. Elle aimait les enfants, cuisiner, papoter avec des fleuves, regarder les grand-prix de moto, dessiner des modèles vivants, la sociologie critique américaine ou encore, la décoration d’intérieur et la charcuterie. Elle aimait particulièrement dessiner des gens tout nus. Elle avait des joies simples et didactiques. Joyeuse, elle se plaisait à réciter l’intégralité des sous-préfectures françaises par ordre décroissant de nombre d’habitants, de la distance à Paris, ou autre.

La « Ivan Illich du shopping» comme l’appelait son ami Carlos Castaneda pour la moquer, Camille Alfada ne cachait pas ses amours inavouables : le shopping, le football et Johnny Hallyday… Le jour de se soixante-dix ans, elle organisa ce qui reste à ce jour le plus grand karaoké spécial Johnny et coupe Tony Vairelles (coupe qu’elle a elle-même portée pendant plusieurs années).

Elle a toujours su devenir pauvre quand la situation le nécessitait, et vivre mieux, quand ça ne l’empêchait pas d’agir juste et sans automatisme.

Camille Alfada tenait de sa mère une conviction profonde : la méthode est une illusion, il n’y a pas de méthode, il y a des croyances et des postures. Agir juste c’est bricoler, tester, faire et défaire, tenter des choses, etc.

Camille Alfada défendait que toutes les histoires qui bâtissent nos mondes se jouent en chaque instant dans chaque acte, non pas dans leur adéquation avec quelconque règle, mais dans leur capacité à nous mettre en mouvement ensemble intelligemment. Les valeurs ? Elle s’en méfie. Elle croyait fermement à l’engagement dans ce qu’elle faisait. Elle croyait en l’action, au réel, aux formes, aux surfaces, au confort et à la joie. « L’engagement, c’est d’agir parfois alors qu’on a même pas fini de penser » disait-elle souvent.

Si Camille, d’agacement ou de louvoiement, a exercé plusieurs métiers avec plus ou moins de succès, en passant par la maitrise d’oeuvre en architecture et la vente de produits industriels surgelés, elle vendait principalement ses services quelque part entre le dessin, la construction, le bavardage et l’organisation de temps collectifs. Détestant franchement toutes celles et ceux qui parlent toujours sérieusement, mais de choses futiles, elle aimait créer de grandes occasions pour parler futilement des choses sérieuses. Ces papotages publics réunissant des assemblées hétéroclites permettaient parfois de construire quelques espaces de vie. Elle aimait créer, avec ceux et celles qui sont là, des manières d’être joyeusement et justement là.

Après une vie dont ne sait finalement pas grand chose, elle décida, comme tant d’autres avant elle (Pierre de Ronsard, Léonard De Vinci, Alexander Calder, Mick Jagger, etc) d’aller finir sa vie en profitant de la douce beauté du Val de Tours. Entre Cher et Loire, elle a rendu son dernier souffle le 7 janvier 2023 sur la presqu’île de Berthenay à Villandry. Elle est morte en riant.

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